Moscou m’est un village

Le 25 juillet 2022, sur Twitter, Yves Pozzo di Borgo, ancien sénateur français, ami de Peskov, le porte-parole de Poutine, m’a traité de « militant russophobe ». Je lui ai répondu : « Non, non. Simplement je n’aime pas les dictateurs et leurs larbins ». Venant de ce monsieur, dont la connerie complotiste est bien connue, ce « russophone » sonnait pour moi comme un compliment. Cela m’a donné envie de retrouver ce petit texte, écrit d’un trait, que j’avais publié le novembre 2011 sur Facebook. « Moscou m’est un village ».

Le tramway de Maitre et Marguerite, près de l’Etang des Patriarches (Moscou, novembre 2009) (Photo André Lange-Médart).

Moscou m’est un village. Moscou, la troisième Rome : l’expression me revient à la mémoire alors que, comme à Rome, je refais, grâce à une cartographie désormais famillière, ma promenade classique. Il est bon d’avoir ses habitudes dans de telles capitales anthropophages. Les massifs de pierre demeurent en places et seules d’infimes modifications de détails urbains traduisent l’évolution du cours des choses. Près de l’étang du Patriarche, le tramway du Diable, que j’avais photographié avec étonnement il y a deux ans à peine, peut-être trois, a disparu. Entre maison de Gorky et celle de Tchekhov, la Granatny s’est enluxée : bijoutiers, salon de coiffure, boutiques de vêtements à la devanture illuminée de jolies blondes. Je vais juste y vérifier que l’antiquariat où je manquai d’acheter, il y a une quinzaine d’années, les actes du procès de mise à mort de Louis XVI, est toujours là. Oui, la voilà, tête haute, enrichie. Je peux rebrousser chemin, passer devant la TASS, descendre le boulevard Nikisti pour prendre a cup of tea au café du Conservatoire. Ici, je mange un gâteau au beurre moka, aussi délicieux que le rituel Tartuffo de la Piazza Navona. Sur le Nikitski, il est toujours agréable de suivre des violoncellistes qui portent sur le dos leur instrument dans une grande coque blanche. Je comprends pourquoi Sonia W.-A. était heureuse ici. Me voici au Manège, reconstruit, flambant neuf sous le feu des projecteurs. Il est trop tard pour prendre sur la droite, vérifier que la Bibliothèque Lénine est toujours là, protégeant de son ampleur la petite brochure dans laquelle Constantin Persky évoquait les magnifiques turbines de notre Vielle Montagne liégeoise, Je pique vers l’Etoile rouge du Kremlin. Le passage souterrain est quasi désert, les premiers froids ont déjà chassé les petits groupes de giovanotti. Relève de la garde devant la flamme du soldat inconnu, pas de l’oie. Le petit groupe de badauds se disloque dès que les soldats se sont éloignés. Je photographie une vieille dame, restée seule à se recueillir devant la flamme et la muraille. Odessa, Sebastopol, Stalingrad. Je n’arriverai jamais à retenir le nom de ce maréchal à cheval, dont Katja m’expliqua un jour que, plus que Staline, il était le véritable héros de la Seconde guerre mondiale. « Les ombres s’allongent, s’allongent, Pablo, mon ami, qu’avons nous permis ? ». Je me souviens. Kiosque à journaux, place de la République française, face à la statue de Grétry, celui qui jouxtait une pissotière. Un homme avec cette voix racleuse de fonds de mine comme on entend chez nous : « Jukov est mort ! ». Le marchand de journaux, indifférent, qu’est ce que cela va changer? L’ombre de la statue équestre du Maréchal Jukov s’allonge dans son immobilité. Les turbans de Sainte-Basile au loin, à l’horizon des pavés de la Place rouge. Des estrades que des ouvriers démontent, des oriflammes rouges et or, une couronne de fleurs sur le mausolée de Lénine. Nous ne sommes pourtant pas un soir de 1er mai sous Brejnev. Des automitrailleuses qui pétaradent. 1941-2011. Ce n’est donc pas une fin mais un début de guerre que l’on célèbre ici. Je verrai les images du défilé à la télévision, de retour à l’hôtel. Chapkas, manteaux ocres, baionnettes, et comment s’appelle ce chant des partisans que l’on dirait écrit pour fonds sonore de documentaire de la chaîne Histoire ? Ah, les défilés de la Place rouge, on ne s’en lasse pas…Les élections présidentielles sont pour bientôt. Devant Sainte-Basile, plaisir malicieux de photographier un pope barbu, robe noire, sac en plastique rouge, en train de se faire photographie par sa compagne. Je contourne Sainte-Basile et descend vers la Varvarka, rue déserte, deux amoureux dans le froid. Un vieux bus en dépannage devant la Maison des Boyards. Au loin, au delà de la Moskova, élegants nuages de fumée s’échappant de mythiques cheminées. Bulbes bleu et or sur un ciel gris et laiteux. Souvenirs des Tableux d’une exposition de Moussorsky, orchestration Maurice Ravel, Philarmonique de Berlin, direction Herbert von Karajan. Mon premier 33 tours, offert par mon père, 1968. Je nous vois chez le disquaire Etincel, passage Lemonnier (la galerie des commerçants juifs de Liège, avant la guerre). Je voulais le Boléro de Ravel. Choix de couplage, Les Danses polovsiennes ou les Tableaux. La vendeuse, merci à elle : « Les Tableaux, on s’en lasse moins vite. » Mais c’est mieux au piano, par Brigitte Engerer. Au Moog par Emerson, Lake and Palmer. Seul dans la rue, des pas résonnent mais je ne vois personne.

Je reprends mon récit. Ces pas dans le noir en face des bulbes bleu et or de l’église des Boyards Romanoff, c’était un vieil homme perdu dans la nuit, avec un sac de plastique bleu, Beaucoup de Moscovites portent un petit sac de plastique, trousse de secours dans une ville où qui ne marche pas meurt, de froid, d’inexistence. J’arrive à Kitai Gorod, qui n’a de ville chinoise que le nom. C’est le quartier des bars baba cool et des boîtes de strip tease. Sur le haut, la vielle synagogue, autour de laquelle je me souviens d’avoir vu des chiens rôdeurs. Je pense faire halte au VIP Karaoke Prado, restaurant de cadres nouveaux riches. La décoration baroque post-moderne valait la photo. Mais le lieu est fermé, fin de mode ou début de crise. J’en fixe la vitrine, les tentures déjà délavées comme la fin d’une époque. Derrière moi un homme m’interpelle, plus haut que sa casquette noire. Je ne comprends pas ce qu’il me dit mais sa mine est celle de ceux qui ont fin. « ni poy ni moy ». Je ne comprends pas. « Ni pae ni mae » comme dirait Mina aux mille langues. Il s’en va en gromellant. Il serait temps que je prenne le métro, mais pour aller où. A Moscou, le métro me fatigue plus que la marche. Je suis héroïque, je décide que je vais aller dîner au Maiak. Donc je remonte vers le Musée polytechnique. Je pourrais vous en raconter sur ce musée. La plus belle salle au monde de vieux téléviseurs : les schémas de Bachmetiev, la maquette de Polimodourov, idée de la télévision en couleur en 1899, les tambours à miroirs de Lev Termen, le « Faust soviétique »,… Il faudrait vraiment que je relance mon site. En attendant me voici déjà devant la Loubianka, aussi bien éclairée qu’elle est de sombre mémoire. Je l’encadre avec deux grappes de ballons gonflés à l’helium, rouge, blanc, bleu, qui pendouillent là, on ne sait pas trpp bien pourquoi. Ici, il y a des années, j’avais cherché en vain le musée Maïakovski. Il fallait simplement savoir qu’il était en haut, là de l’autre côté de la place. Pas de soleil avec qui parler, je descends la petite rue sur la gauche. Le Bar Che est toujours là, avec sa fameuse étoile. A présent, à sa droite, un Coffee of the Twenties, portraits de Pasternak. « The Past is Back ! », quelle accroche vulgaire. Sur la Teatralny, les grandes affiches de L’Oréal, qui exploitaient l’imagerie révolutionnaire pour mieux mettre les femmes au parfum ont disparu. Amnésie de la mère Lilianne ? Par contre la statue de Mirinovski, le Gutenberg russe, tient toujours la pause pour Bvlgari. L’argent blanchit toujours le passage Tretiakov. Voici le Métropole , immense, à présent inabordable. J’arrive à cadrer le portrait de Lénine en bas relief avec, perchée sur un échaffaudage, une peintre occupée à repeindre le plafond du salon de thé où il y a longtemps je retrouvais K. C’était alors le seul lieu que j’étais sûr de rejoindre sans me perdre. Le Bolchoï a perdu sa façade de toile et a retrouvé sa symétrie parfaite, ravalée après des années de corruption avec choeurs. Gris granit, Karl Marx reste fixe sur fonds de grisaille. Maître que pensez-vous de ce G20 ? La grande faillite annoncée est-elle enfin là. Le commandeur ne répond pas, reste de pierre. Au carrefour de la Trespskai, je me souviens d’avoir vu une vidéo géante de Nam June Paik. En atrendant, je cadre une publicité pour les lames Gillette, avec en arrière plan le fronton Art nouveau de l’Hôtel National. Ce sera pour la collection du Professeur. Je n’étais jamais entré au National, mais comme j’ai dans ma pochette Le grand livre sacré du Loup Garou, je ne puis m’empêcher d’aller vérifier si ce qu’écrit Pelevine de la collection de tableaux est exact. Je ne trouve pas le Napoléon a queue de perroquet bleu. La verrière est pleine du babil d’hommes d’affaires européens. Sous un écran plat, vert HD d’un terrain de foot avec ballon et jarrets, une pianiste et un accordéonniste forment un étrange duo silencieux. La pianiste prend des notes, comme je le fais dans mon petit calepin cérébral. De l’autre côté, succession de grandes diapositives, Mireille Matthieu, Julio Iglesias, Nicolas Sarkozy, je suppose que tous ont dormi sur l’édredon National. Au salon, je me réchauffe d’un Earl Grey. J’espérais y voir la renarde, mais il n’y a que trois hommes, attachés d’ambassade plutôt qu’affairistes, qui parlent la belle langue des chiffonniers. Je rentre à nouveau dans le froid. Sistema, un des grands groupes russes de joint-venture, moteur ici de la révolution numérique, occupe un grand palais XVIIIème. Mon tour est bouclé, me revoici face au Manège. Je remonte le Nikistki. A nouveau de jeunes violoncellistes avec leur instrument en sac à dos, housses noires cette fois. Quel charme. Je rate la photo. Voici enfin le Théâtre Maiakovski, flanqué de son café. Ouf, c’est ouvert. Autoportrait rituel dans le raide escalier au miroir. Bandes rouge et blanc, comme un dur rappel linéaire de la poésie de guerre civile. Ambiance radical chic, sophistication simple, jeunes filles avec d’élégants bonnets, ou de jolis chapeaux ou un bouquet de fleurs blanches. Au mur, toujours ce tableau, assiette avec arrêtes de poisson, le repas de l’artiste. J’en retrouve ce soir le motif dans L’oeil de Willem, qui illustre le dernier discours du Premier Ministre français, « politique de gestion rigoureuse et non politique de rigeur ». Ma rigueur commence par des knepniki dans leur bouillon, Mina te souviens du bon pain chaud que l’on sert ici. Puis boeuf en sa crème Stroganoff, un peu lourd, mais tellement savoureux. Il se fait tard, mes batteries se vident. Je rentre à nouveau dans le froid. Maison Gorki, toujours illuminée ; statue d’Alexandre Blok, très élégant devant les feuillages aux couleurs de cuivre. Je tourne à gauche, je n’ai plus le courage d’aller jusqu’à l’étang du Patriarche, saluer Kyrov et la conductrice du tramway communiste. Que diable, je reviendrai !

(Publié le 14 juillet 2025)

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