18 janvier 2023 – Pour démontrer à Maria Zakharova que je ne suis pas russophobe, je lis les « Lettres d’un voyageur russe » de Nikolaï Karamzine, un vif admirateur de Sterne, et qui voyagea en Europe en 1789 et 1790. Les historiens citent cette correspondance jouée comme une des oeuvres fondatrices de la littérature russe. Le 19 juin 1789, à peine un mois avant la prise de la Bastille, il rend visite à Emmanuel Kant dans sa modeste maison de Königsberg. « Tout chez lui est simple…sinon sa métaphysique« . La conversation dure trois heures. « Kant parle vite, très bas, et de manière peu compréhensible, aussi ai-je dû l’écouter en tendant à l’extrême tous les nerfs de mon ouïe ». Ils parlent de la Chine, de la découverte de nouvelles terres et de Lavater. Le jeune russe tente un verbatim de la pensée du vieil allemand : « Ne voyant pas le but ou la fin de notre désir dans cette vie, nous nous en remettons à la suivante, où le noeud devra être défait. Cette pensée est d’autant plus agréable à l’homme qu’ici bas il n’y a guère de proportion entre les joies et les peines, entre le plaisir et la souffrance. Je me console en pensant que j’ai déjà soixante ans et que bientôt viendra le crépuscule de ma vie, car j’espère gagner la vie suivante, une vie meilleure« .

J’aime bien cette idée de vie suivante. Il m’arrive parfois de me dire que dans une vie suivante, j’étudierai la langue russe, ou encore la philosophie de Kant. « Kant, son of a bitch » comme disait Eric Duyckaerts. Mis à part le « Traité de la paix perpétuelle », je ne suis jamais rien arrivé à lire de lui. Pourtant, j’ai moi aussi fait à ma manière le pélerinage de Königsberg. C’était en août 1990, l’Irak venait d’envahir le Koweit et c’était « la mère de toutes les batailles ». J’avais traversé la Pologne, seul au volant de ma Peugeot 205 rouge, encore immatriculée en Belgique. Depuis Gdansk, j’avais longé la côte vers l’Est, jusqu’à l’extrême pointe de cette langue de terre, la Krynica Morska, qui sépare la lagune de la Vistule et la Baltique. Il faisait très beau. L’extrême pointe de cette langue de terre se trouve dans l’enclave de Kaliningrad, dont on redécouvre aujourd’hui l’importance stratégique. Kaliningrad, c’est Köningsberg. Il n’y avait pas de poste frontière. Deux soldats, un polonais et un soviétique, peut-être vieux copains de garde, regardaient la mer et ne m’ont pas vu passer. Je suis donc entré pour la première fois de ma vie en URSS de manière clandestine, juste pour le plaisir d’espionner Kant. Ne le dites pas à Maria Zakharova.
Ah oui, j’allais oublier : Karamzine note une étonnante confession du moraliste. « J’ai menti ; personne ne sait mon mensonge, mais j’ai honte« .
