Quelle est la couleur de Lisbonne ?

28 juin 2021

Un ami liégeois, amoureux d’Italie, me dit un jour qu’il gardait de Lisbonne le souvenir d’une ville noire. Il avait eu la malchance de visiter la ville par temps de pluie. Il se fait que cet ami a rendu visite à Philippe Soupault, dans une résidence de vieillards et que Philippe Soupault est le premier écrivain français à avoir visité Lisbonne. Dans sa Carte postale (Edition des Cahiers libtes, achevé d’imprimer 10 juillet 1926, 300 exemplaires, dont cinquante sur Hollande, les autres sur Normandy) Soupault évoque les « maisons noires » des quartiers populaires. Mais il arrive à une place, qu’il ne nomme pas. : « Je vois des arbres, la croix d’une chapelle et d’un seul coup LISBONNE. Il me semble que les maisons se précipitent à ma rencontre, que le ciel me submerge et que j’étouffe. En même temps, les toits rouges, les toits noirs, les rues nleues, les arbres multicolores, la campagne rouge, le Tage beige, la mer mauve, le ciel feu…

Pour quelques cinéphiles de ma génération, la couleur de Lisbonne est le blanc. Dans la ville blanche d’Alain Tanner, sorti en 1983, a été le premier film qui a révélé la ville, à peine sortie de la dictature et qui n’avait pas encore acquis la popularité touristique atteinte en fin de siècle. Vue du miradouro de São Pedro de Alcântara, la ville apparaît comme essentiellement blanche.

Dans son Lisbonne. Livre de bord. Voix, regards, ressouvenances, bien supérieur, selon moi, au Lisbonne – Ce que le touriste doit voir de Fernando Pessoa, l’écrivain José Cardoso Pires s’étonne du choix de Tanner :

« Le blanc du film de Tanner, est-ce une couleur ou une métaphore ? Interroge-t-il les impétuosités d’une lumière qui, à la même place, au même moment et de la même couleur ne se réptète jamais ? »

Cardoso Pires souligne la difficulté de définir la couleur de la ville.

« Couleur. De Lisbonne on peut dire que même les daltoniens discutent de sa couleur. Regardez de préférence l »ocre de l’époque Pombal, recommande un byronien de passage. Le vert, le vert, oppose quelqu’un tout de suite après, les yeux sur le Terreiro do Paço, « même le cheval de D. José tourne au vert, mangé par la mer », disait déjà Cecilia Meireles. Ou le blanc, le blanc évoque l’écume de l’océan, la chaux des murs, la Méditerranée : « on ressent une nostalgie blanche… », a écrit Mary McCarthy dans une Lettre du Portugal. (…)

La palette dominante des rues de Lisbonne est sans aucun doute celle des couleurs pastels, et Cardoso Pires a raison de citer les aquarelles de Bernardo Marques.

C’est pour toutes ces raisons que la couleur de notre ville est si difficile à capter pour les peintres. Il arrive qu’on la découvre dans les aquarelles de Bernardo Marques, oui, un peu ; ou dans la douceur ingénue de Carlos Botelho. Elle est dans cette fin du jour lugubre de la Place Camoens d’Abel Manta, dans la Rua Augusta le soir d’un plus que modeste peintre académique comme José Contente, ou encore dans la description de la colline Santa Catarina par João Abel, là sans aucun doute. On peut la voir en bleu dans la version de Vieira da Silva, on l’avait déjà vue dans un célèbre azulejo du XVIIIe siècle, mais chez Viera da Silva Lisbonne est une mémoire ancrée au coeur parce que, même lorsqu’elle se tourne vers d’autres thèmes plus éloignés, plusieurs de ses discours chromatiques et de ses compositions sont l’écho des azulejos lisboètes ».

Bernardo Marques (1898-1962), Lisboa e o Tejo
Carlos Bothelo (1899-1982), Lisboa, 1962
Abel Manta (1888-1982) Largo Camoens
Helena Viera da Silva, O Tejo a Lisboa, 1982.

Cardoso Pires aurait pu ajouter, dans sa liste de peintres qui ont cherché à saisir les couleurs de Lisbonne, Francis Smith (1881-1961), qui malgré son nom d’origine anglaise est un peintre portugais, naturalisé français, et dont le Museu do Chiado expose actuellement une rétrospective, faisant découvrir les toiles naïves et charmantes de ce peintre peu connu.

Frédéric Smith, Costa do Castelo (v.1930), Hulie sur toile, Museu de Lisboa (Photographie André Lange-Médart)

La première couleur qu’évoque Valery Larbaud des les premières lignes de sa magnifique « Lettre de Lisbonne », un texte que je n’arrête pas de relire et que j’aimerais un jour publier en version illustrée de photographies, est le mauve des arbres de l’Avenida da Liberdade. Il ne nomme pas ces arbres, mais les connaisseurs auront reconnu les jacaranda, qui fleurissent au printemps et que l’on trouve un peu partout en ville, sur le Rossio ou Rua Castilho. Il faudrait aussi parler des bougainvilliers, rouges, violets, roses, blanc, ou des acacias qui, par grand vent, couvrent les trottoirs de leur or. Il me semble que le mauve intense des volubilis sauvages, qui me frappait tend lors de les premiers séjours ici sur les murs des immeubles et des usines en déshérence, tend à disparaître au fur et à mesure de la réhabilitation de la ville.

J’imagine qu’architectes et urbanistes écrivent des thèses et des livres sur les couleurs des villes. Celles-ci dépendent de tellement de facteurs. La qualité de la lumière, cela va sans dire. Les matériaux disponibles : le grès rose des Vosges à Strasbourg, les briques d’un vermillon sombre dans les banlieues ouvrières de Wallonie, la pierre de Saint-Maximin dans le Paris du XIXe siècle,… Les décisions des édiles : que l’on pense à l’impact qu’a eu à Liège la décision de restaurer le sang-de-boeuf de quelques édifices historiques. A Strasbourg, la couleur des façades est sévèrement réglementée. Je me souviens que lorsque le propriétaire de l’immeuble de l’époque wilhemienne que nous habitions Quai Kléber a décidé de faire ravaler la façade, une délégation de trois employés est venue statuer sur la nuance de couleur crème qui pouvait être utilisée. J’ignore si une telle pratique existe à Lisbonne. Un certain rose, celui de la très bourgeoise Avenida Sidonio Pais qui longe le Parque Eduardo VII, est très clairement liée à une certaine esthétique de l’époque salazariste. J’interroge les amis. L’un, spécialiste du patrimoine, affirme qu’à l’époque de Salazar, seules les façades déjà colorées pouvaient le rester, les nouvelles devaient être peintes en ocre ou en gris. Paradoxalement, il accuse la Révolution du 25 avril d’avoir aboli ces règles. Un autre, architecte, plus tranquille, m’explique que les règles existent toujours, mais qu’elles ne sont pLUs respectées.

Dans Ao Volante, pela Cidade (1999), le regretté architecte Manuel Graça Dias discutait avec son collègue Manuel Vicente des couleurs de Lisbonne. Ils s’extasiaient devant les couleurs de la Rua de O Século. Faisant allusion aux couleurs agressives qui sont devenues celles du Barrio Alto, la septième colline, Vicente se réconforte : « Heureusement la sétima colina n’est pas passée par ici, car a Rua do Século a encore des couleurs estimables ». Graça Dias remarque : « Les couleurs de la sétima colina ont fini, après un an, par perdre l’agressivité avec lesquelles elles s’étaient apparemment affirmées« . Vicente enchaîne « Il y a quelques jaunes (amarelos) Bayer , quelques oranges cruels et quelques verts que l’on n’avait jamais vu. Il est évident que nous devrons changer pour les teintes chimiques mais les teintes chimiques ont les couleurs de la palette de personnes qui sont un peu aveugles à la couleur, n’est-ce pas ? ». Il y a des couleurs un peu aveugles à la couleur, des cultures qui ne se caractérisent pas par la couleur. Personne ne va dire ‘Je suis allé en Allemagne et je suis resté enchanté par la couleur des villes ! » Non. on peut rester enchanté par beaucoup d’autres choses mais on le sera pas par la couleur. On entend des références de couleur en italie, à Lisbonne (où l’on parle toujours de lumière et de couleur), mais il y a d’autres villes où on n’entend jamais parler de lumière et de couleur; on parle d’ambiences, de brouillards, de sifflements de bateaux dans la nuit sur les quais, de rues interdites, de tout et de n’importe quoi, mais jamais de la couleur. Si, si, il y a les lumières rouges d’Amsterdam et d’Hambourg, corrige Graça Dias (rires). « aujourd’hui, ce sont ceux qui choisissent les couleurs avec lesquelles sont peintes les maisons qui constituent un problème. Voilà quelque chose de bien plus grave que les « séries américaines » : la « couleur industrielle » !

 Rua de Santo Estêvão (Photo André Lange-Médart)

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