Revoir Naples et mourir à nouveau

Juin 2025 – Ceux et celles d’entre vous qui m’ont connu à la fin des années 70 et au début des années 80 savent quelle importance Naples a eu dans ma vie. La ville a changé, mais reste une ville d’amour et de rage, de kitsch et de sublime.

Piazza Dante (Photographie André Lange-Médart)

Ce qui frappe à Naples, quarante ans plus tard, c’est le tourisme étouffant dans le centre historique. En 1978, j’avais encore l’impression d’être un explorateur solitaire, en dehors du temps. Ce n’est plus le cas. Mais le phénomène est moins grave qu’à Lisbonne. Les rues du Chiado, de la Baixa, ne sont plus que des canaux à touristes. Toute mélancolie pessoaïenne est devenue impossible. A Naples, malgré la masse touristique, on peut encore observer dans les rues du centre la vie – ou les restes de la vie – comment la qualifier « authentique », « naturelle » ? Des hommes et des femmes qui travaillent, attendent les bus qui n’arrivent pas, se chamaillent à haute voix. C’est ce que j’ai essayé de photographier. Je vous invite à regarder un premier album, assez coloré. Suit un second album de photos, en noir et blanc. Certaines sont plus ou moins ratées, mais je les aime bien malgré tout.  

Quelques jours plus tôt, le Napoli a emporté son quatrième titre de champion d’Italie, en battant l’Inter de Milan. La ville est aux couleurs bleu clair du club. Je m’amuse avec les chauffeurs de taxi et les ragazzi en leur rappelant que le PSG vient de faire mieux. Un 5-0 historique. Je m’en fous complètement, mais je m’amuse à jouer au finto parigino. « Ha raggione il signore. Adesso Napoli e Parigi sono amici ».

Nous logions dans un petit studio de la Piazza Municipio, juste à côté du théâtre Mercadante, avec une vue panoramique depuis la côte de Sorrente jusqu’à la Certosa, avec, bien au centre le Maschio Angioino. On aperçoit l’entrée du San Carlo et la coupole de la Galleria Umberto. Vue sur le port touristique, avec ses allées et venues incessantes vers les îles. Une immense paquebot Disney Fantasy fait concurrence au château. A son retour en Floride, début juillet, une petite fille de cinq ans tombera du cinquième étage et son père héroïque plongera dans l’océan pour la sauver. Selon un membre d’équipage, les parents étaient en train de jouer au shuffleboard tandis que la fillette s’amusait à grimper sur la rambarde. Quand elle l’a escaladée une nouvelle fois, elle s’est envolée. Avec Disney, on n’arrête pas les progrès de l’éducation

A Paris, avant le départ, j’avais trouvé dans les deux librairies italiennes quelques livres sur Naples. La Peau de Malaparte, Naples 44 de Norman Lewis, Blessé à mort de Raffaelle La Capria, Il mare non bagna Napoli d’Anna Mario Ortese, Gommora de Roberto Saviano. D’autres, emportés dans la valise, mais non encore lus. Un plaisir d’un autre temps, d’une autre temporalité : lire Benedetto Croce en terrasse, devant le Maschio Angoino. Un paradiso abitato da diavoli. Un recueil d’essais historiques, dont le premier analyse la constitution de ce muthe littéraire, Naples, un paradis habité par des diables. Un délice d’érudition. Mais la Via Benedetto Croce, qui était jadis la rue des petits libraires (j’y avais acheté l’intégrale des Quaderni de Gramsci) n’est plus qu’un alignement de boutiques à touristes. Maradona dispute à Totò le chiffre d’affaires des mythologies d’idoles défuntes.

Le premier soir, promenade jusqu’à Santa Lucia. Nous y arrivons tard et les terrasses de restaurants et cafés sont pour la plupart vides. C’est le week-end de Pentecôte. Le flux de voitures sur la Via Arcon est phénoménal. Mais nous assistons,,au pied du Caste dell’ Ovo, à ce qui doit être une fête de fiançailles, un petit groupe de jeunes, qui se livrent à un rituel étrange. Petit feu d’artifice.

J’ai assez rapidement retrouvé mes repères dans la topographie de la ville.

La Via Toledo est jonchée de papiers. « Napule è na’ carta sporca / E nisciuno se ne importa / E ognuno aspetta a’ sciorta ». Beaucoup de monde, jeunes et moins jeunes, sont tatoués. En général, c’est plutôt laid. Mais aux Gallerie d’Italia, la Dama col liocorno de Raffaelo Stanzio rayonne de beauté.

Ma rue préférée reste la Via Pignasecca. Ce n’est pas la saison des castagne del prete, les châtaignes passsées à la chaux, que l’on ne trouve que pour les fêtes de Noël, mais je me souviens d’une jeune femme qui, jadis, me choississait une à une les pêches à l’étal. Une image de bonheur qui fit basculer ma vie.

Les églises sont plus accessibles qu’elles ne l’étaient à l’époque des années de plomb. Le Gesù est la plus belle, avec son luxe discret, harmonieux. Le cloître de Santa Chiara était évidemment plein de souvenirs, mais m’est apparu encore plus magnifique, tranquille, délicat. Les touristes, heureusement, n’y entrent pas. Très belle exposition de la Magdalena d’Artemisia Gentilleschi, rescapée de l’explosion de Beyrouth.

La chapelle San Severo est devenue un hall de gare. Très déçu d’apprendre que les deux systèmes sanguins des momies ne sont pas métallisés mais figés à la cire d’abeilles. Les manuscrits mayas ne sont plus exposés.

A l’époque des années de plomb, le Gambrinus, ce café chic sur la Piazza Municipio, qui se pique d’avoir accueilli Oscar Wilde et Jean-Paul Sartre, était tabou. Je ne sais pourquoi. Trop bourgeois, trop cher ? Les baba y sont pourtant délicieux. Les serveurs ont encore un certain chic d’antan et, dans la salle intérieur, j’arrive à capter une vielle dame, qui n’est peut-être pas une aristocrtate, mais dont l’éventail fait effet. Le charme dure peu, cependant. A la table d’à côté, un gamin de quatre ans regarde des cartoni animati sur sa tablette, audio poussé à fond. Celui qui, à la même table, tient lieu d’adulte, padre, zio ou nonno, je ne sais, absorbé par son telefonino, laisse faire. On n’arrête pas les progrès de l’éducation.

Le Musée archéologique et le Musée de Capodimonte sont somptueux et cela a été un véritable ravissement de les retrouver. Malgré tous mes séjours à Naples, je n’avais jamais visités les souterrains, la Certosa San Martino, la Villa Floridiana. Autant de découvertes délicieuses. Depuis la Chartreuse, nous descendons les marches de la Pedaminenta. Sont-ce ces escaliers que descendait Lucas, le narrateur de « Mon plus secret conseil » de Valery Larbaud ? Ma vie aurait probablement été différente si j’avais lu plus tôt Amants, heureux amants. Lucas arrivait Via dei Mille, la rue des boutiques de luxe. Nous arrivons par contre aux Quartieri Spagnoli, où nous retrouvons notre petite trattoria préférée. Trois petites tables dans une rue étroite. Je retrouve les pâtes alla malafemmina telles que me les préparait la mamma.

Contrairement à Rome, où elles pimentent le séjour, les Promenades de Stendhal ne sont guère utiles pour visiter Naples. Beyle n’est resté qu’un mois et ne parle guère des spectaces au San Carlo. ll n’y avait malheureusement pas de spectacle, mais la visite a été intéressante. En avril 1979, mon grand-père nous avais invités pour une Traviata pas exceptionnelle, mais que les circonstances ont rendue mémorable. Je ne me souvenais pas des miroirs dans chaque loge, sorte de panopticon royal. Stendhal a eu une frayeur. Il a cru voir de la fumée dans la salle, un début d’incendie. Ce n’était que condensation de la chaleur humaine. Je m’attarde dans une loge pour un portrait spéculaire. La guide vient m’y rappeler à l’ordre et j’hésite à lui rapporter cette anecdote.

Finto erudito napoletano, Caffé letterario, Piazza Bellini (Photo : Mina L.)

Je ne me souvenais pas non plus de la Piazza Bellini ni des bouquinistes de la Porta d’Alba. Je trouve un livre sur Giambattista Della Porta, inventeur de la lenterne magique et de jeux acousmatiques, auteur incontournable pour les archéologues des médias. Comment se fait-il que les spécialistes de Cervantès n’aient pas trouvé dans ses Magiae naturalis la source de l’épisode de la tête enchantée du Quichotte ?. J’en ai parlé ici.

A la Stazione Mergellina, je ne me souvenais pas d’avoir entendu les cigales. Les tunnels sont toujours aussi effrayants, et je n’ai toujours pas vu la tombe de Virgile. L’ami Pascal me racontera qu’il y est allé à vélo, pour déclamer, à léteonnement de touristes présents, la première Bucolique. Il m’arrive souvent d’être fier de mes amis.

Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi
silvestrem tenui Musam meditaris avena
nos patriae finis et dulcia linquimus arva
nos patriam fugimus ; tu Tityre, lentus in umbra
formosam resonare doces Amaryllida silva.

Des groupes de jeunes reviennent de la plage en toute insouciance. Le samedi soir, peu de touristes viennent à Mergellina. Les kiosques n’ont pas changé. Ciro est toujours là, les bijoutiers des pauvres, le vendeur de tripes. Assis sur un banc de la jettée, je photographie des échantillons de promeneurs. Un jeune inamoratto, entre une poubelle et le Vésuve, porte sa belle à bout de bras. Je capte aussi un ragazzo un peu fou, qui court pieds nus. Il vient vers moi, demande à voir la photo, comme si nous étions de vieux amis.

On ne trouve plus de DVD dans les magasins de la Feltrinelli. J’espérais retrouver les films de Mario Martone. Morte de un matematico napoletano. Teatro di guerra. Leopardi : Il giovane favoloso. Piazza Monteolivetto,, un jeune serveur du restaurant Il Garum, nous explique qu’il a eu le plaisir de travailler, un peu, avec Leonardo di Constanzo. Ce n’est que plus tard que je me souviendrai d’avoir aimé de celui-ci son premier film, L’intervallo, qui, possède une fraicheur magique. Les rêves d’adolescents encore enfants et déjà emprissonés dans l’univers Stalker de la Camorra napolitaine. Grâce, poésie et renouveau.

Hommage à Sofia Loren, Via Tribunali. (Photo André Lange-Médart)

Le vol de retour a plusieurs heures de retard. Cela me donne le temps de lire Napoli de Raffaelle La Capria. Une réflexion intéressante sur l’idéologie de la napoléanité, développée selon l’auteur par la petite bourgeoisie pour se donner un semblant de solidarité avec le peuple napolitain. Je n’échappe pas moi-même à cette drogue douce, je me la suis appropriée il y a près d’un demi-siècle et ne souhaite pas une cure de désintoxication. Sur Qobuz, je me suis constitué une playlist : la Nova Compania de Canto popolare, de merveilleuse mémoire, Roberto Murollo, Stefanoo Bruni, Lina Sastri, ‘Napule è », « Terra Mia » de Pino Daniele.

Comm’è triste e comm’è amaro
Assettasse e guarda tutt’è cose, tutt’e parole
Ca niente ponno fà
Si m’accir agg’jettato chellu poco ‘e libertà
Ca sta’ terra e sta’ gente ‘nu juorno m’adda dà

Terra mia, terra mia, comm’è bello a la penzà
Terra mia, terra mia, comm’è bello a la guardà

Nun è overo, nun è sempre ‘o stesso
Tutt’e journe po’ cagnà
Oggi è diritto, dimane è stuorto
E chesta vita se ne va

‘E vecchie vanno dinto a chiesa ca curona pe’ prià
E ‘a paura ‘e ‘sta morte ca nun ce vo’ lassà

Terra mia, terra mia, tu sì chiena ‘e libertà
Terra mia, terra mia, i’ mò a sento ‘a libertà

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