Paris avec Léon-Paul Fargue – Rue Legouvé

EKZ, Portrait de femme, Passage des Marais (Photographie André Lange-Médart)
  • 24 mai 2021

De Tilleur, la seule banlieue où je sois jamais allé voir des matches de football (je soutenais le club des métallos), l’ami Lionel m’envoie un petit livre rare, aux pages jaunies : Au café de l’univers, de Léo Larguier, paru en 1942 chez Edouard Aubanel, en Avignon. Je ne connaissais pas ce Larguier, dont j’apprends qu’il fut l’ami de Cézanne, le voisin de pallier de Guillaume Apollinaire et qu’il fut photographié par Robert Doisneau. Son livre sent l’esprit de ce que l’on appelait un peu abusivement la « France libre » et la nostalgie d’un Paris abandonné. Lionel m’écrit « Je tiens à ce vieux livre qui te ressemble ». C’est me faire beaucoup d’honneur. Larguier a connu, à Paris, beaucoup de monde. Il parle avec tendresse de ses amis François Coppée, Moréas et Antoine, ce dramaturge qui n’a rien écrit mais que connaissent tous ceux qui ont lu une histoire du théâtre. Dans son livre, il passe en revue, avec verve, les cafés littéraires que fréquentaient artistes et écrivains. La plupart ont disparus. Ne restent guère que les Deux-Magots, le Café de Flore, la Brasserie Lip et la Closerie des Lilas. Bien qu’André Breton fasse une rapide apparition, le Paris de Larguier est celui d’avant la Première Guerre mondiale. La notion même de café littéraire existe-t-elle encore ?

Léo Larguier, Au Café de l’Univers (Photographie André Lange-Médart)

Dans son tableau de la brasserie Lipp, Larguier cite en passant un habitué, Léon-Paul Fargue, « sans doute le vrai poète de Paris ». L’oeuvre de Fargue a mieux résisté que quelle de Larguier. Il faut dire qu’il est un styliste beaucoup plus flamboyant et qu’il se targuait de mieux connaître Paris que les facteurs. Je l’ai découvert il y a quelques années en lisant Valery Larbaud, dont il fut un ami proche avant de se brouiller avec lui pour une raison restée obscure. Ensemble, et avec Paul Valéry et Philippe Soupault, il fondèrent la revue Commerce, qui révéla au public français James Joyce et William Faulkner et dans laquelle Aragon donna « Une vague de rêves », un des textes fondateurs du surréalisme, lu il y a bien longtemps et dont je garde le souvenir émerveillé d’une fluidité lumineuse.

Ecrivant sur Paris, Larguier et Fargue ont un terme commun, que j’ai utilisé moi aussi dans mes promenades : « fantômes ». Comme les terrasses sont à présent ouvertes, et des lieux de refuge pour le promeneur confrontés aux grains de ce mai pourri, je vais me promener avec le fantôme de Fargue. Je trouve une table Chez Prune, le rendez-vous des bobos du quartier. Des tables voisines, je n’entend que des bribes de conversations, « …danse contemporaine…soirée…ton mec, je craignais de le voir, mais heureusement, il n’était pas là… » Face à moi, un client en casquette qui n’a pas l’air d’un bobo, qui parle de chantier, de poutres, de gravas. Je me lance dans la lecture de Haute solitude en dégustant une namuroise.

Chez Prune (Photographie André Lange-Médart)
Chez Prune (Photographie André Lange-Médart)
Léon-Paul Fargue, Haute solitude (Photographie André Lange-Médart)

Un des textes du recueil attire mon attention. Il s’appelle tout simplement « Paris ». Le recueil Haute solitude est paru en 1941 chez Emile-Paul Frères, une maison d’édition qui a continué ses activités sous l’Occupation, mais en refusant la collaboration et en refusant de signer la convention de censure. Mais le texte « Paris » était paru en 1936 dans le Mercure de France sous le titre « Géographie secrète ».

Ce n’est en rien un guide de promenade, une étude historique, ou un tableau de quartier comme en trouve dans Le Piéton de Paris, mais un poème en prose, politique et philosophique à la fois, aux métaphores fulgurantes. L’ouverture du texte offre cependant un point de départ géolocalisé, tout proche.

« La première fois que j’ai vu, sous l’aubier de Paris, que j’ai vu réellement, comme un vrai maudit, l’Enfer et le Paradis dans des cohues d’hommes et des vielles de femmes, la première fois que nous nous sommes regardés dans les yeux, c’était, je crois, un soir de vague émeute. Je prenais l’apéritif dans un petit bonhomme de bar, pas loin de la rue de Lancry, dans une sorte d’impasse graillonneuse comme un fond de poêle, et qui serpentait avec des minauderies d’affluent distingué vers le boulevard Magenta ».

Il n’est pas trop difficile d’identifier cette « sorte d’impasse » : il ne peut s’agir que de la rue Legouvé, une voie de 120 mètres qui joint la rue de Lancry et la rue Lucien-Sampaix. Hillairet nous apprend qu’elle a été formée vers 1820 et qu’elle s’appelait autrefois l’impasse Sainte-Opportune, qui débouchait rue de Lancry. Elle n’est devenue une rue qu’en 1904, en passant sur l’emplacement du magasin des décors du théâtre de l’Ambigu, qui était situé au 24-28 de la rue Lucien-Sampaix, incendié en 1896. On lui donna alors le nom de l’écrivain, Membre de l’Académie française, Ernest-Wilfrid Legouvé, qui était mort l’année précédente. Un passage, le passage des Marais, établit un lien direct entre la rue Legouvé et le Boulevard Masséna.

La rue Legouvé vue de la rue de Lancry (Photographie André Lange-Médart)
Le passage des Marais (Photographie André Lange-Médart)

Mes belles lectrices et mes aimables lecteurs excuseront ma démarche en escalier et mon rien de pédantisme, mais il se fait que je me suis intéressé à ce Legouvé et que je possède même dans ma bibliothèque, au rayon photographie, le recueil de ses Conférences parisiennes.

Ernest Legouvé, Conférences parisiennes (Photographie André Lange-Médart).

Mon attention avait été attirée par un petit dessin d’Albert Robida, dans une « guirlande d’étrennes » parue dans La Vie parisienne du 31 décembre 1871 et que Jean Rebeyrat, le Président de l’Association des Amis d’Albert Robida avait utilisée pour illustrer le menu du dîner festif du 18 janvier 2003 de ladite association. L’étrenne attribuée à Legouvé tait un objectif photographique. Comme je repérais à l’époque, de manière assez systématique, les références de Robida aux technologies de communication, j’avais cherché à comprendre ce qui, de toute évidence, était une allusion à une contribution de l’académicien sur la photographie.

Albert Robida, Etrennes, La Vie Parisienne, 31 décembre 1871 (Photographie André Lange-Médart).

La recherche ne fut pas trop difficile : Legouvé prononça le 25 octobre 1871 lors de la séance publique annuelle des cinq Académies une conférence « A propos d’un album photographique », dont le texte est repris dans le recueil précité et aujourd’hui accessible sur le site de la vénérable institution. La redécouverte de ce texte – apparemment la première contribution devant l’Académie qui non seulement légitime la photographie mais rend un hommage tardif aux inventeurs, et en particulier à Daguerre – est relativement récente. Les Editions Rumeur des Ages l’avait réédité en 1995 et l’historien Philippe Ortel le mentionne dans sa passionnante thèse, La littérature à l’ère de la photographie. En quête sur une révolution invisible (2002). Legouvé analyse la vogue des albums photographiques, dans lesquels ont réunissait les portraits de proches ou d’hommes célèbres. Il célèbre aussi le rôle que la photographie, transmise par les pigeons, a pu jouer durant le Siège. Mais il n’a pas un mot pour les photographies prises pendant la Commune, celles montrant les corps des communards fusillés ou celles de Paris incendié. Robida, qui en dessinateur et graveur voyait dans la photographie une redoutable concurrente, ne pouvait manquer d’épingler l’académicien, deux mois après sa conférence. Quelques années plus tard, dans La grande mascarade parisienne (1881-1884), il se moquera de la vogue des albums photographiques que célébrait Legouvé.

Fargue découvre la « sorte d’impasse » pour y rendre visite à un cousin mourant, dans un contexte politique turbulent, qui n’est pas nommé mais que l’on devine être celui de la manifestation insurrectionnelle du 6 février 1934 (Stavisky est mentionné). La première partie du texte est une évocation, dans un style qui rappelle le naturalisme zolien, de la misère existentielle du petit peuple vivant dans les « marécages secrets » du dixième arrondissement.

« Je ne connaissais pas l’impasse, mais je connaissais le quartier, ses relents, ses chats entortillés de carapaces, comme des insectes, ses larges crêpes noirâtres que le pied de l’homme malaxe sur le trottoir en mêlant sous son poids carottes, laitues, cadavres, quignons sombres. Un taxi parfois m’avait promené dans ces tranchées de suie ».

Fargue, qui n’a rien d’un écrivain engagé, loue la dignité des vies humbles, soumises qu’il observe à l’occasion de cette visite : « Pour moi, c’était une tombe qui s’ouvrait, heureuse et bien peinte. Ces gens allaient à la vie comme d’autres vont à la mort. Leur héroïsme n’est pas connu. Et pourtant, ce sont des soldats. » Ce petit peuple ne se passionne pas pour les questions de théorie politique : « Point de pédants, dans les quartiers sans nourrices et sans équipages. L’analyse ne s’y risque jamais, non parce qu’on répugnerait à l’y pratiquer, mais parce que les hommes de là-bas ont une certaine dignité. Ce qui est sportif est sportif, ce qui est rouge est rouge ». Ce caractère direct de l’expression populaire est opposé aux élaboration des théoriciens de salons : « Seuls, quelques jeunes philosophes de banque, quelques fils à papa qui traversent la vie pansés de diplômes, comme on voyage en couchette, trouvent aux coliques de la capitale des saveurs kantiennes et des soubresauts précolombiens. Cela se lit dans leurs journaux difficiles, cela se détaille dans les salons où l’on s’embrenne, et Mme de Saint-Céromage croit aussitôt à des causes, à des malaises; elle sautille vers le ministre imberbe et triste, normalien à ses heures, et le ventouse et le fait sangsuer dans la hâte de savoir ce que c’est que le droit au travail et le syndicalisme à deux temps ».

P.S. 17 juillet 2025. Je retrouve ce texte, inachevé, comme le projet ue j’avais alors d’écrire une chronique « Paris avec Léon-Paul Fargue ».

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